Itinéraires des Photographes Voyageurs 2024. BordeauxPage Facebook
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Sladjana STANKOVIC
La Douce
ESPACE SAINT RÉMI
DU MERCREDI AU DIMANCHE 14H > 18H30
4 RUE JOUANNET, 33000 BORDEAUX
Sladjana Stankovic

Avant de partir mes filles brossent mes cheveux. Je suis assise. Elles les ajustent de leurs petites mains. Je sens leurs touchers. L'odeur de leurs souffles. Mes filles me disent au revoir. Elles savent que je pars. Il ne faut pas montrer de chagrin. Faire en douceur. Construire un lieu dans le temps où on peut toujours revenir. Toutes les trois. Mes jambes sont lourdes. Mais non, cela ne se passe pas comme ça. J’aurais bien aimé. Je n’ai pas ce courage. Je les mets au lit. Je passe la nuit blanche auprès d’elles. Je pars au matin à la gare routière. Sans un vrai au revoir. Je m’enfuis. Je prends le bus pour le long voyage qui mène en France. Un bus d’une autre époque avec des vitres sales. Des sièges abîmés. Dehors, c’est novembre. Mes compatriotes ont tous leurs papiers. Je suis la seule à tenter ce voyage. Je compte sur la chance du désespérée. Ils ne savent pas qu’avant d’arriver à la première frontière le chauffeur s'arrêtera pour me cacher. Il me prendra l’argent que je serre dans mon poing. Il ne faut pas qu’ils sachent. Ils me montreront du doigt. Encore la trahison. Ils sont gais. Leurs valises remplies de nourriture du pays. De cigarettes, d’alcool fort. Comme un morceau de la maison qui part avec eux. Là où ils ne vivent pas. Là où ils travaillent. J’ai envie de leur dire de se taire. Je pose ma joue brûlante sur la vitre embrumée et froide. Je sens mes entrailles se serrer. Je colle sur mon nez le mouchoir en tissu. L’odeur du tissu me ramène dans la chambre. Je suis partie. Je suis en colère. En colère contre moi. Contre le pays qui nous trahi. Et j’ai peur. J’ai peur du réveil de mes filles. De notre chagrin. On part. On sait que des morceaux de notre vie seront perdus à jamais. Mais on ne peut pas savoir avant de vivre ce déchirement à quel point les gouffres de nos âmes peuvent êtres profonds. J’ai fermé tous les accès à la mienne, un à un. Et je suis restée seule.


Cette série de photographie a commencé par une seule image. Je l’ai nommée La Douce. La Douce a créé le lien entre des images d’il y a vingt ans et celles d’aujourd’hui. Images pour adoucir le vide. Le remplir. Lui donner un nom. Lui redonner la couleur. Et l’odeur. Les visages de ceux que j’aime. Les visages de ceux que j’aimais. Qui ne sont plus. Ou sont partis ailleurs. En France ici je marche. Avec ma chienne Zika. De toute façon je ne sais plus quand je parle en français ou en serbe. Je ne sais plus si je te connais d’ici ou de là-bas. Je t’appelle. Le lieu est la mémoire et l’aujourd’hui. Comme ça je peux peut-être exister. Je suis partie mais je n’ai rien oublié. Je peux être face à moi-même. Face à mes choix. Face au monde. Pour que le vide cesse de vibrer. La terre ne glisse plus sous mes pieds. Ma chienne mord cette terre. Elle pose une motte sur la paume de ma main. La terre tiède sur ma main. Plus de peur. Je peux enfin allumer un feu.

Sladjana Stankovic


Sladjana Stankovic est née en 1966 à Trstenik en Yougoslavie.
Elle vit et travaille en France depuis 2002.
Issue d’une famille prolétaire d’un pays disparu, elle retourne régulièrement à la recherche de cette réalité humaine, comme pour se confirmer qu’elle a vraiment existé. Elle a trouvé chez des ouvriers et des mineurs les valeurs sur lesquelles la vie d’avant était bâtie. La vie d’avant l’écroulement. Attentive aux univers à la marge, elle a passé du temps dans un orphelinat en Bulgarie, perdu au pied de la montagne. Elle suit depuis 2009 des Roms dans les bidonvilles autour de Belgrade. La série Habités se construit ainsi au fil du temps, image par image, entre ses souvenirs, ses rencontres et ses émotions auprès de ce peuple. Sa dernière série La Douce rassemble des images réalisées entre 2004 et 2021 entre la France et la Serbie, fragments d’une autobiographie qui se situe entre fiction et réalité. Son pays l’ex-Yougoslavie s’écroule. Les ex-républiques se déchirent. Elles prennent leur indépendance au prix de guerres et d’une violence terrible. Elle vit cette période en Serbie du début à la fin. En 2002, elle arrive en France. Portée par l’énergie d’un nouveau départ. Elle vit. Elle apprend la langue. Elle cherche sa place. Elle se sépare de ses enfants. Mais elle avance. Une deuxième vie. Différente. Elle photographie cet aller-retour entre la France et la Serbie. La Douce est cette femme qui refait le trajet vers ce qui est perdu. Mais que rien n’entame.
Ce besoin et cette envie de croiser les regards a débuté entre 2011 et 2013 en Serbie pour se confronter au sujet plus intime du retour au pays et des peurs qui l’ont hantée après la violence des années 90. Elle choisit alors de s'associer à l'écrivain français Sylvain Prudhomme. Le résultat de leur conversation artistique, Aménagements successifs du noir, a été présenté en 2014 dans le cadre du festival littéraire Krokodil, puis repris dans la galerie de l'Institut français à Belgrade, et en Bulgarie à l'Académie des Beaux-Arts de Sofia dans le cadre du mois européen de la photographie. Il a ensuite été présenté en France à La Maison Européenne de la Photographie pour les lectures de Sylvie Hugues en 2019 ; au festival Week-end à l’Est à la galerie Folia à Paris et au Festival Phémina à Fontainebleau en 2020. Aménagements successifs du noir a été publié en 2019 par les éditions Rue Du Bouquet, Paris.
Les autres travaux de Sladjana Stankovic ont été régulièrement exposés en France notamment dans le cadre des festivals Douze-Douze, les Nuits de Pierrevert, le mois de la photo en Nièvre, Grands Chemins ainsi qu’à la Maison d’Europe et d’Orient à Paris.
Avec la série Habités elle est lauréate de Prix Mentor à Perpignan 2023.

www.sladjanastankovic.com

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