Le mot, selon Cioran, désigne une mélancolie proche de la «saudade» mais chargée de résignation et d’acceptation du destin. Mélancolique comme cette tente dressée dans leur village par des Roms devenus sédentaires depuis l’avènement du communisme. Dans la Roumanie désorientée des lendemains de dictature ce sentiment était très répandu dans les campagnes. Les paysans vivaient en autarcie et circulaient à cheval. L’usine fermée, l’ouvrier retournait à la terre. C’est dans ce monde suspendu entre deux temps et deux systèmes de valeur opposés que j’ai pu faire une incursion, avant la migration des Roumains vers l’Espagne et l’Italie qui allait marquer leur entrée dans l’Europe. Ethnologue originaire de Bretagne, je m’intéresse depuis toujours à la mythologie avec le sentiment d’arriver trop tard. La Roumanie des années 90 allait me permettre de rencontrer des paysans qui croyaient encore en leurs mythes et vivaient selon un calendrier ancestral, orthodoxe et païen à la fois. Je m’attachais à décrire les rituels d’hiver avec leur cortège de masques au moment de Noël et les différents groupes ethniques, comme ces femmes protestantes hongroises qui portent le costume en signe de résistance à l’assimilation. Plongée dans les poèmes de Celan, je me demandais comment représenter l’absence des Juifs dans les villages de frontière où je faisais halte. Le théâtre religieux des Carpathes, de Cracovie aux Maramures, met en scène l’histoire d’Hérode et de la Sainte Famille avec une pléthore de personnages dont le Juif. Se reconnaissant dans le personnage d’Hérode, Ceaucescu tenta en vain d’interdire les représentations qui ont lieu le matin de Noël dans l’église. Après la «révolution» le peuple le stigmatisa en le montrant sous les traits du traitre Judas, sa photo glissée dans une bible. J’ai toujours photographié en résonance avec l’humeur du moment, mêlant les instantanés avec les mises en scènes inspirées par mes rencontres et mes lectures, me laissant porter par un voyage dans le temps qui effaçait tous mes repères et remettait en question mes valeurs, vivant les dernier feux d’une civilisation paysanne.
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